Objectifs

Contexte de la recherche

Cette recherche s’intéresse aux prononciations qui co-existent dans la société – une forme de pluriphonie[1], plus particulièrement à la manière dont le construit d’« accent » traverse et imprègne les questions autour de l’apprentissage d’une langue additionnelle[2] (Lx) et par extension, l’insertion sociale et professionnelle. Nous définissons le construit d’« accent » comme un faisceau d’indices souvent oraux (la voix et la parole) – mais concomitants à d’autres indices extralinguistiques (par ex. l’ethnicité) voire méta- et épilinguistiques, qui concourent à la création d’hypothèses (in)conscientes sur l’origine (géographique, sociale, etc.) et l’identité des individus (« l’étranger·ère »).

En 2020, une étude IFOP a montré que 13% des salarié·e·s ayant un « accent marqué » [sic] rapportent qu’on leur a déjà demandé de le gommer[3]. Dans le prolongement, si l’Assemblée nationale avait fait un pas fort en votant, en 2020, un texte interdisant les discriminations à l’accent[4], des linguistes rappellent que le Sénat ne semble pas s’en saisir puisqu’il n’apparaît toujours pas à son ordre du jour, deux ans plus tard[5].

A ce titre, les travaux du domaine retranscrivent un certain malaise entre deux positionnements partiellement antagonistes : « corriger » l’accent de l’apprenant·e pour réduire les effets (potentiels) d’une glottophobie ou reconnaitre que la responsabilité repose sur l’individu qui est à l’origine d’un comportement glottophobique (ou du système le lui autorisant). L’anglais s’est par ailleurs doté d’un terme spécifique « accentism » (Carrie & Drummond, 2018).

En effet, d’une part, les travaux semblent montrer que les individus ont tendance à attribuer des compétences plus faibles à des personnes considérées comme ayant un « accent » : les médecins comme moins fiables (Baquiran & Nicoladis, 2019), des témoins à des procès moins crédibles (Frumkin, 2007) ; ce qui entraine un impact sur les carrières (Rakic et al., 2011) ou des accusés perçus comme plus coupables (Dixon et al., 2002). En prolongement et en recherche fondamentale, Pélissier & Ferragne (2022) soulignent que le cerveau génère une onde électrique caractéristique quand il y a conflit entre le contenu d’un message reçu et les clichés engendrés par l’accent de la personne qui parle.

Cependant, si ces travaux témoignent bien des conséquences (voire la formulation de quelques-unes de leurs causes sans déterminer un lien de cause à conséquence) d’une production accentuée dans des situations de la vie quotidienne, ils masquent toute une réalité sociophonétique qui s’intéresse davantage à l’agentivité des individus plutôt qu’aux forces internes à la « langue ». A ce titre, les locuteurs et les locutrices disposent ou peuvent construire une agentivité, au regard d’un terrain avec ses multiples influences, qui conduit à des comportements vers une direction. Aussi, les comportements agentifs nécessitent une évaluation consciente de ces tendances et d’un système de VETO de ce qui est considéré comme inadapté (Al Hoorie, 2014). Il est important de souligner que l’agentivité nécessite deux pré-requis : 1) l’individu doit croire dans le libre arbitre (Csikszentmihalyi, 2006) et 2) il ou elle doit être conscient·e des facteurs qui influencent son comportement (Bargh & Chartrand, 2000).

S’ancrant dans une linguistique située et les précédents travaux de l’équipe, nous nous inscrivons dans ce second paradigme en étudiant des terrains où les individus identifiés comme ayant un « accent étranger » peuvent s’inscrire dans un continuum allant de la sécurité à l’insécurité linguistique. Par ailleurs, il est question de définir des espaces d’agentivité au sein desquels les individus construisent des identités plurielles professionnelles en langues additionnelles en admettant que le mélanges des codes (le translanguaging ; Garcia & Lin, 2017) est la norme plutôt que celle d’un mythe monophonique (le natif ou la native, le non-accent, etc.). Il s’agit donc de permettre aux individus plurilingues de reconnaitre qu’ils ont la possibilité de se construire avec un « accent » et qu’il existe des outils permettant d’éviter, de combattre/compenser ou de tolérer des situations où l’accent serait le support d’un rejet voire de discriminations.

Question de recherche et quelques hypothèses

La question de recherche porte sur la manière dont les individus possèdent des espaces agentifs pour faire face à des situations sociales et professionnelles où l’accent est thématisé sur le plan interactionnel. Cette thématisation de l’accent peut introduire un rapport plus ou moins verticalisé (Kerbrat-Orecchioni, 1992) conduisant à des comportements glottophobiques de la part des recruteurs ou recrutrices – des situations aversives ou menaçantes pour les candidats ou candidates. Cette question générale de recherche se décline en plusieurs sous-questionnements :

  • Quelles sont les représentations sur les accents qui traversent les situations professionnelles, notamment l’entretien d’embauche ?
  • Quelle est la complexité de ces représentations et quels sont les liens avec un effet de halo[6] sur l’individu-candidat ?
  • Les individus engagés dans ces situations sont-ils conscients des enjeux sociophonétiques, notamment l’agentivité disponible ?

L’hypothèse principale du projet est qu’il est possible de sensibiliser et d’accompagner les individus locuteurs d’une langue additionnelle à mieux tolérer ces situations en étant acteur ou actrice de stratégies d’ajustement discursives et interactionnelles tout autant que réflexives (apprentissages informels, biographies langagières) ; mais également d’accompagner les individus, qui sont amenés à participer à une validation sociale (insertion) ou professionnelle (recrutement), dans la réduction de ces discours, voire comportements.

Photo de Stephen Harlan sur Unsplash

[1] Terme proposé par Candea et Gasquet-Cyrus (2022) « Au-delà de l’accent : définir la pluriphonie », Journées (I)PFC 2022.

[2] Ce terme fait référence à l’étiquette traditionnelle de langue « étrangère ». Il a été proposé par le Douglas Fir Group (2016) en anglais puis repris par Narcy-Combes & Narcy-Combes (2019) pour le français.

[3] https://www.ifop.com/publication/lobservatoire-meteojob-des-discriminations-a-lembauche/ (le 17/01/23).

[4] https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/318125/3095293/version/1/file/EAT+PPL+France+des+accents.pdf (le 17/01/2023)

[5] https://www.laprovence.com/article/societe/22557813992975/marseille-la-glottophobie-peut-continuer-a-regner (le 17/01/2023)

[6] « L’effet de halo, qui désigne l’évaluation d’un individu à partir d’une impression générale, influence la façon dont le recruteur juge l’ensemble des aspects de la candidature : le recruteur étant dans l’incapacité d’évaluer indépendamment chaque trait du candidat, il forge son opinion générale à partir de l’évaluation d’un seul critère » (Galois-Faurie & Lacroux, 2014 : 18).